Au pouvoir depuis 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu 43,3% des voix, soit 6,6% de moins qu’aux élections générales de 2011. Les observateurs prévoyaient, pour ce parti, une chute plus spectaculaire au vu des cas de corruption étalés dans les médias. Cette baisse représente néanmoins une perte d’environ 2-3 millions d’électeurs pour l’AKP qui, selon les observateurs, a quand- même su limiter les dégâts, étant donné l’ampleur des scandales touchant les membres du cabinet ministériel et même le premier ministre en personne et sa famille.
Notons qu’il y a deux modalités de calcul pour déterminer les votes et les pourcentages des élections municipales. La méthode adoptée pour cette étude a été celle qui consiste à prendre en considération les voix adressées au parti et non pas au candidat, afin d’assurer la comparabilité entre l’élection locale du 30 Mars 2014 et l’élection génerale de 2011.
Ayant recueilli les 25,6% des voix, le Parti républicain du peuple (CHP), principal force d’opposition, n’a pratiquement pas bougé par rapport à son score de 2011 (25,9%), mais se targue d’avoir gagné des électeurs en nombre; mais ceci, bien évidemment sans tenir compte de l’entrée en lice de nouveaux électeurs depuis deux ans. Les voix perdues par l’AKP semblent, en fait, avoir été transférées sur le Parti du mouvement nationaliste (MHP), dont bon nombre de candidats ont conquis des municipalités importantes. C’est ce parti qui peut être considéré comme le gagnant du scrutin. Enfin le Parti de la paix et de la démocratie kurde (BDP) a consolidé sa position dans le Sud-Est du pays aux dépens de l’AKP.
Les maires sortants ont gardé les municipalités des trois grandes villes (Istanbul/AKP, Ankara/AKP, Izmir/CHP). La Turquie présente après cette élection, tout d’ailleurs comme avant, l’aspect d’un pays géographiquement divisé en trois zones bien distinctes. L’une, conservatrice, s’étendant à travers tout le pays; une deuxième, séculaire s’étirant sur la région européenne du pays et sur les côtes de l’Egée et enfin une troisième représentant la région kurde du sud-est.
Cependant, la division socio-politique du pays n’en est pas moins significative. Provoquée par Erdogan afin de serrer les rangs de ses partisans, la polarisation de l’électorat a plongé les Turcs dans un univers politique manichéen; on est désormais pour ou contre Erdogan. C’est d’ailleurs la transmutation de ces élections en une sorte de référendum autour d’Erdogan (ou éventuellement AKP) qui rend politologiquement légitime toute comparaison entre ces élections et celles générales de 2011.
Il est indéniable que la totalité des 43% des électeurs qui ont voté pour l’AKP n’approuve pas la corruption et le népotisme régnant au sein du parti du pouvoir. Il semble que le vote vise bien plus la stabilité économique et montre plutôt le manque d’alternative crédible. Mais le fait d’avoir attiré un tel pourcentage de voix n’enlève en rien au caractère criminel des malversations et coupable de l’attitude autoritariste, voire antidémocratique du régime.
Le parti du pouvoir a fait usage des moyens tout à fait inégaux tout au long de cette campagne en puisant parfois dans les fonds alloués à l’Etat et aux municipalités. Intimidés, les fonctionnaires et les commis d’Etat ont été obligés de collaborer avec le parti du pouvoir. Des juges d’instruction ont même été punis pour avoir convoqué quelques proches du premier ministre impliqués dans des affaires de corruption. Les responsables du parti du pouvoir ont occupé l’écran d’une manière disproportionnée par rapport à ceux de l’opposition. D’éminents journalistes appartenant à l’opposition ont été publiquement offensés et même menacés par M. Erdogan en personne. Ce serait un euphémisme d’affirmer que la méthode de campagne adoptée par le premier ministre a suscité des soucis d’ordre politique et éthique. Car le pouvoir a fait abstraction, durant tout le processus électoral de l’Etat de droit, notamment du cadre institutionnel républicain, de la séparation des pouvoirs, de la liberté d’expression, et tout cela pour ne pas mentionner les incidents de fraude électorale évidente.
Depuis les événements de Gezi et surtout la révélation de ses affaires de corruption, en décembre 2013, M. Erdogan se comporte davantage comme un chef de file dirigeant ses troupes de fanatiques contre ses adversaires politiques, plutôt qu’un chef de gouvernement équidistant par rapport à tous ses compatriotes. Il vise ainsi à dissoudre la corruption généralisée dans un combat politique sans merci et à la réduire à la calomnie de l’opposition et au complot ourdi contre lui par le Mouvement guléniste.
Il est évident que le combat de M. Erdogan pour le pouvoir ne peut pas être simplement assimilé à celui d’un politicien qui voudrait garder son poste. Le premier ministre Turc est parfaitement conscient du fait qu’il a commis des crimes relevant des “crimes contre l’humanité” et qu’il sera traduit devant la justice dès qu’il aura perdu son immunité en tant que politicien de haut rang. Par conséquent, il ne serait pas surprenant de le voir durcir davantage sa politique afin de consolider ses 40% qui lui permettront de conquérir la présidence de la république contre une majorité éparse. Il faut donc s’attendre dans les mois à venir à ce qu’il continue à ramener l’extrême avec encore plus d’ardeur au centre politique.
Aydin Cingi, politologue, acingisdv@gmail.com